3 mai 2010

Tâter le ballon avec Chico Buarque


Texte intro: Thiago Araújo

Interview: Daniel Cariello et Thiago Araújo

Traduction: Vânia de Oliveira


Intro

« Si on tape le ballon, je fais l’interview ». Voilà la seule exigence de notre équipier de pelouse, Chico Buarque, sur le chemin qui relie la station de métro au terrain de foot. Un ballon. Et moi je venais de l’informer que le propriétaire de la balle ne participerait pas au match de mercredi. Nous étions dix amoureux de foot, orphelins.

Sans savoir s’il s’agissait de paroles en l’air pour échapper aux sollicitations de ses partenaires journalistes, ou bien d’un espoir ultime, en nous mettant la pression, de ne pas manquer sa partie sacrée, moi, qui ne suis pas croyant, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai demandé à Dieu : un ballon.

Pas d’énigme, pas d’offrande ou de coup d’Etat. Il était là, le monstre de la culture brésilienne, qui a cédé en voyant non pas un mais deux ballons arriver sur le terrain dans les mains de Mauro Cardoso, plus connu sous le nom de Ganso (oie en portugais). A partir de cet instant, plus rien n’a pu entamer ma motivation ni celle de mon partenaire d’attaque-interview, Daniel Cariello. Malgré le fait que nous jouions dans l’équipe adverse de notre illustre interlocuteur, encaissant deux défaites consécutives de 10-6 et 10-1, nous étions sûrs qu’il ne trahirait pas deux des principaux champions du Paristheama, et qu’il tiendrait parole.

Mais la plus grosse difficulté n’était pas de convaincre le maillot 10 de l’équipe bicolore bordeaux-moutarde parisienne de nous accorder deux heures de son beau samedi après-midi. Que demanderiez-vous à l’icône de la résistance à la dictature, au collaborateur de Tom Jobim, Vinicius de Morais et Caetano Veloso, à l’auteur des best-sellers Estorvo (titre traduit : Embrouille), Benjamin (titre traduit : Court-Circuit), Budapest et Leite Derramado (= lait renversé/tourné), des chansons A banda, Essa moça tá diferente, O que será (chef-d’œuvre massacré par Claude Nougaro, transformé en Tu verras), Construção et de la chanson d’amour la plus triste jamais écrite, Pedaço de mim ?

Admiré et aimé par toutes les générations, étudié par les universitaires, défendu par ses fans, oracle sur Facebook, omniprésent dans les manifestations artistiques brésiliennes – sa modestie lui ferait dire « c’est exagéré », mais on sait que ce n’est pas le cas – sa réaction immédiate quand on l’a comparé à Dieu a été « d’abord, je ne crois pas en Dieu. Et ensuite je ne crois pas en moi. C’est le seul point commun qui peut exister entre nous. Alors, avant de commencer cette discussion, on va virer Dieu et continuer notre chemin ».

Bref, je ne crois toujours pas que nous interviewons Dieu, presque sans en parler. Mais c’est bel et bien avec lui que j’ai appris une leçon, peut-être même un commandement : croire en des choses impossibles.


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Interview

Tu revendiques ne pas croire en Dieu, mais dans tes chansons il existe des passages comme « dias iguais, avareza de Deus » (jours semblables, avarice de Dieu) ou « eu, que não acredito, pedi a Deus » (moi qui ne crois pas, j’ai demandé à Dieu). Au Brésil c’est compliqué de ne pas croire en Dieu ?

Je n’ai pas de croyance. J’ai grandi au sein de l’Eglise Catholique, j’ai été éduqué dans une institution tenue par des prêtres. J’ai simplement perdu la foi. Mais je n’en fais pas une bannière. Je suis un athée de la même manière que mon groupe sanguin est ce qu’il est.

De nos jours on observe un retour de certaines valeurs religieuses très fortes, dans le monde entier je crois. Ce qui est dangereux, c’est quand les positions deviennent intégristes et qu’elles cèdent place au fanatisme. Le Brésil est peut-être le pays le plus catholique du monde, mais ce n’est qu’une façade. Je connais beaucoup de catholiques qui participent à des cérémonies d’umbanda (croyance fondée sur le culte des éléments naturels et sur la possession des corps par les esprits), qui font de offrandes. Et puis il y a cette manie de faire rentrer Dieu dans le vocabulaire le plus récent qui me dérange un peu. Ces expressions du genre « vai com Deus », « fica com Deus » (part avec Dieu / que Dieu te protège). Franchement, je ne peux pas partir à dos de diable ? (Rires). Il existe même une samba qui dit un truc du genre « é Deus pra lá, Deus pra cá – et il chante – Deus já está de saco cheio » (c’est Dieu par ci, Dieu par là, Dieu en a plein le dos). (Rires)

Tu as déjà assisté à l’umbanda, au candomblé (croyance semblable à l’umbanda), quelque chose du genre ?

D’abord, je suis très curieux. La femme m’a lancé des popcorns sur la tête, du sang, m’a dit que j’étais possédé. J’y suis allé parce qu’on m’a dit « vas-y, ça va te faire du bien ». Je suis aussi passé par des guérisseurs plus orthodoxes, des réincarnations de médecins : l’un d’eux m’a prescrit un médicament pour le système digestif. Alors j’ai été chercher le dit-médicament, mais il n’existait plus. Il datait du temps du médecin qu’il incarnait. (Rires)

J’ai déjà eu un sorcier de confiance, qui faisait des choses incroyables. Cette chanson de Caetano décrivait très bien cela, “quem é ateu, e viu milagres como eu, sabe que os deuses sem Deus não cessam de brotar” (celui qui est athée, et a vu les miracles que j’ai vu, sait que les dieux sans Dieu poussent comme des champignons). J’ai vu des opérations chirurgicales faites avec un rasoir sale, sans la moindre désinfection, et la personne sortait guérie. Son genou était intact et elle sortait en marchant. J’ai été l’anesthésiste de cette opération. L’anesthésiant c’était la musique. Tom Jobim lui-même jouait pendant les opérations. Moi j’ai joué pour une danseuse qui avait un problème au genou. Elle avait une première, mais son orthopédiste lui a dit « vous vous êtes cassé le ménisque ». Elle a dansé dans la première du spectacle la semaine suivante, et au premier rang se trouvaient l’orthopédiste et le sorcier. (Rires)

Un jour, j’ai eu un problème et j’ai été chez le médecin. Il m’a touché et n’a rien trouvé. A cet instant je lui ai dit « écoutez, mon sorcier, mon magicien, quand il serrait là, ça me faisait mal ». Il a commencé à dire « mais ce truc de magie… » et derrière lui il y avait un crucifix avec le Christ. Alors je lui ai demandé « comment pouvez-vous douter de la magie alors que vous croyez en la résurrection du Christ ? ». Je trouve que c’est illogique. J’aime croire un peu en ceci, un peu en cela, parce que je vois des choses incroyables. Je ne crois pas en Dieu, je crois qu’il y a des choses incroyables.



Et quand tu vois les religions dominer les médias, faisant élire des sénateurs et des députés, cela t’effraie ?

Cela m’inquiète assez. On ressent souvent un petit peu de cette intolérance à laquelle je faisais référence. Une intolérance qui vaut aussi pour les religions d’origine africaine, comme l’umbanda. Il y a un nouvel élément étrange, que je trouve pernicieux. Non pas que je pense que les protestant soient pires que les catholiques. D’ailleurs on voit aujourd’hui ce que donne l’Eglise catholique (n.r: référence aux récents scandales de pédophilie). Il va bien falloir revoir quelque chose. Je trouve sain que les pasteurs brésiliens se marient, et malsain que les prêtres doivent rester célibataires. Ils sont en avance sur certains sujets, mais à dire vrai, il y a surtout beaucoup de magouilles. Et avec une présence très forte auprès de la population la moins instruite, l’Eglise évangélique s’est répandue et occupe désormais la place de l’Eglise catholique dans plusieurs domaines, et souvent elle prend aussi la place de l’umbanda.


Dans une ancienne interview accordée à la journaliste Marília Gabriela, tu as déclaré ne pas vouloir te considérer comme une idole, sinon tu devrais même boire ton café en prenant la pose. Tu arrives à te déplacer normalement et à rester toi-même tout le temps ?

Tout le temps. Ça ne me traverse même pas l’esprit de correspondre à l’image qui est faite de moi. Je peux être beaucoup de choses, mais je ne suis pas stupide/prétentieux (rires). J’habite à Rio, une ville cosmopolite où on ne trouve pas trop ce genre de fanatisme, je traverse des lieux publics sans le moindre problème. Ce n’est pas que cela me dérange, mais parfois, quand je suis dans une impasse dans l’écriture, que ce soit pour des paroles de chanson ou un quelconque paragraphe de roman, je sors faire un tour. Généralement, je cherche des rues un peu plus désertes, je vais jusqu’à la pharmacie, personne ne m’interrompt. C’est agaçant d’être interrompu en plein milieu d’une réflexion. Mais tu ne vas pas engueuler les gens. Alors tu sors de ce qui occupait tes pensées, de ton travail, pour donner de l’attention à celui qui te demande une photo, un autographe. Pendant les vacances, les sollicitations sont plus importantes et cela perturbe un peu la promenade, l’exercice physique, comme cela me perturbe quand je travaille.


De temps en temps tu t’échappes du Brésil pour venir à Paris. Cela te permet de respirer ?

Et plus encore. Ici je n’ai aucune préoccupation, je prends une distance par rapport au Brésil qui me fait du bien, je suis moins impliqué dans des petites choses qui finissent par me prendre tout mon temps. Ici je lis Le Monde tous les jours, et j’apprends des choses sur des sujets comme le Caucase, les enclaves de l’ancienne Union Soviétique, qui au Brésil sont très peu abordés. De ce côté-là le Brésil est très provincial, je trouve que le journal télévisé est de plus en plus local.

Mon père, qui était critique littéraire et journaliste, est parti habiter à Berlin au début des années 30, et c’est là qu’il a commencé à rédiger un livre qui est devenu un classique, Raízes do Brasil (titre traduit : Racines du Brésil), quand il a eu un regard d’historien, de l’extérieur du Brésil. La possibilité de pouvoir faire ces déplacements, d’aller et venir, je trouve ça bien. C’est comme si vous changiez de lunettes, une paire pour voir de loin, l’autre de près.


Au cours de tes allez-retours entre les deux pays, qu’apporterais-tu de brésilien en France et vice-versa ?

Je ramènerai un peu de la pagaille, du désordre. Nos défauts qui finissent aussi par devenir nos qualités. Le traitement informel, qui génère tant de saleté, est en même temps une belle chose à voir. Vous ressentez une camaraderie avec quelqu’un que vous ne connaissez pas. Ici il y a une distance, quelque chose d’impersonnel qui me dérange.

Au Brésil, j’aimerais quand même emporter un peu de cette impersonnalité. Du sérieux, principalement pour les gens qui s’occupent des affaires publiques. Je ne dis pas qu’il n’existe pas de corruption en France.

Une autre chose que je voudrais emporter là-bas, c’est ce sentiment de solidarité qui existe entre les Brésiliens qui vivent à l’étranger. J’ai connu cela à l’époque où je vivais moi-même à l’étranger, et je l’observe beaucoup ici chez les personnes que je fréquente. Elles se réunissent. Le dicton disait, « les Brésiliens ne se réunissent qu’en prison ». Les Brésiliens se réunissent également dans l’exil, au sein de la diaspora.


En Europe, on croise beaucoup d’exilés économiques, qui ne peuvent pas rentrer au Brésil parce qu’ils ont besoin d’envoyer de l’argent chez eux. Quand tu as vécu en Italie, pendant tes 18 mois d’exil politique, tu as dû faire comme les immigrants actuels ?

C’était plus ou moins comme ceux d’aujourd’hui, parce qu’en vérité, je suis parti là-bas avec l’intention de retourner au Brésil. J’ai dû demander l’autorisation à l’armée pour sortir du pays et j’ai été à Cannes, pour le festival qui existe encore aujourd’hui, au Midem. Ensuite j’ai été lancer le disque en Italie. C’était en janvier. Ma femme était enceinte, ma fille allait naître en mars, donc je devais rentrer. C’est à ce moment-là que les choses ont empiré au Brésil, ou plutôt que j’ai eu plus d’informations sur ce qu’il se passait là-bas. L’apogée c’était fin décembre 1968, juste après le AI-5 (n.r : Acte Institutionnel 5, qui a instauré la censure et a mis fin aux droits politiques de la population). Nous n’avions pas d’autres informations, ce n’était qu’une rumeur. A partir de là, on m’a déconseillé de rentrer et j’ai pris la décision de rester en Italie.

A début ça allait, j’étais sous contrat, je logeais dans un hôtel. Mais à partir du moment où tu décides d’y habiter, tu dois trouver un appartement, tu dois vivre. Je me souviens que je touchais des droits d’auteur au Brésil et que mes parents m’envoyaient, si je ne me trompe pas, 200 dollars par mois, ce qui me permettait de payer mon loyer. A cette époque, je devais faire quelque chose, je dépendais d’un impresario italien. Maintenant que j’y pense, c’était plutôt amusant. Au début, j’étais le petit nouveau. Mina, la célèbre chanteuse, avait enregistré A Banda, et j’étais présenté comme étant le compositeur de la chanson. J’allais à la télé, mais avec le temps tu passes de mode et le travail se fait de plus en plus rare.

Toquinho est parti là-bas avec des promesses de travail qui finalement ne se sont pas concrétisées. Le mieux que l’on ait pu obtenir, c’était de faire une tournée, qui m’a sauvé la vie pendant près de deux mois, avec Joséphine Baker, la Baker, comme disaient les Italiens. Au cours de cette tournée, nous étions plusieurs artistes pour faire la première partie, parce que c’était une dame qui ne pouvait pas faire le spectacle entier. Le problème c’est que le public était là-bas pour voir Joséphine Baker, et pas Toquinho et Chico jouer de la bossa nova. On a tourné dans 40 villes italiennes, jouant toutes les nuits pour un public aux cheveux blancs. On chantait « a Rita levou meu sorriso » (trad : Rita a emporté mon sourire) et eux se demandaient « qui sont ces gars ? ». La sensation de rejet a été énorme. Je n’ai jamais plus vécu une expérience similaire.

On a aussi connu des situations insolites/déceptions, comme cette invitation pour jouer dans un château des environs de Rome. Quand on est arrivés, il y avait une duchesse, ou je ne sais quoi, et une demi-douzaine d’amis, tous gays, dans un salon. On a commencé à jouer et ils demandaient tous « La Banda, La Banda ». OK. Je me suis tourné vers Toquinho et j’ai commencé « mamãe eu quero, mamãe eu quero, mamãe eu quero mamar » (trad : maman je veux, maman je veux, maman je veux téter), « cidade maravilhosa …» (trad : ville merveilleuse). On a terminé le spectacle comme ça, en mode carnaval, pour la duchesse et sa demi-douzaine d’invités.


Et à la fin les invités ne vous ont pas sauté dessus ?

Non. Ils voulaient qu’on reste, je ne sais pas pourquoi faire (rires). Mais on est sortis par la porte de derrière.


Et racontes-nous l’anecdote sur Essa moça tá diferente, ta chanson la plus connue en France.

Oui. Ma situation professionnelle (N.R. : en Italie, où Chico était exilé politique, en 1968) ne faisait qu’empirer et c’est la maison de disque Polygram qui m’a sauvé, en effet je n’intéressais plus l’ancienne. Polygram m’a fait signer un contrat et m’a donné une avance. Et j’ai pu m’accommoder un peu mieux en Italie. Mais je devais enregistrer le disque là-bas. J’ai tout enregistré sur un petit magnétophone. Un producteur a récupéré ces chansons et les a emmenées au Brésil, où César Camargo Mariano a fait les arrangements. Ces arrangements sont revenus en Italie et j’ai posé ma voix dessus, sans même parler à César Camargo. Parler au téléphone était très compliqué et cher. Alors c’est comme ça qu’on a fait le disque. C’est un disque compliqué.



On a interviewé Mano Brown, le leader des Racionais MC’s, et il a déclaré « je ne suis pas un artiste, parce qu’un artiste fait de l’art. Mes chansons sont des armes, et moi je suis un terroriste. » A l’époque du régime militaire, tu étais plutôt artiste ou terroriste ?

Le mot terroriste serait peut-être trop fort. Je ne dirais pas cela. Mais d’une certaine manière, à travers ma musique, j’essayais d’avoir une fonction publique, politique, qui dérange le régime. Et j’en étais fier. Il ne s’agissait pas de terrorisme, mais d’une lutte inégale contre le pouvoir autoritaire du régime militaire. C’était inégal mais parfois je prenais l’avantage. Il y avait aussi les nuances, les astuces. Et en y repensant aujourd’hui, on parle de « cette période noire, ces années de plomb ». Mais les gens s’amusaient aussi, et parfois on arrivait à marquer des points contre la censure.

Par exemple quand j’ai inventé le pseudonyme de Julinho de Adelaide. A l’époque il existait un système appelé censure préalable. La musique, le théâtre, les feuilletons télévisés, les scénarios de cinéma, tout était soumis à la censure. Alors mon nom et ceux d’autres artistes ont été marqués au fer rouge, tout texte que j’envoyais à la censure courrait le risque d’être apposé d’un veto. Beaucoup de chansons innocentes ont reçu un veto. J’en suis arrivé au point d’enregistrer un disque composé uniquement de chansons d’autres auteurs, en signe de protestation contre la situation, le disque Sinal Fechado (trad : Feu Rouge). J’ai intégré une chanson qui avait été envoyée à la censure sous ce pseudonyme, qui s’est transformé en un hétéronyme, qui donnait des interviews : c’était un personnage. Si la chanson avait été envoyée avec mon nom, elle ne serait pas passée. Mais c’était bon. Environ deux ans plus tard, on a révélé dans un journal la véritable identité de Julinho de Adelaide. Ça ça vaut une médaille, non ?


Tu as écrit deux ou trois chansons sous le nom de Julinho…

Oui. Je ne pouvais pas non plus en abuser. Ils avaient déjà des doutes. C’est moi qui enregistrais les chansons et personne ne voyait jamais ce type. Il ne donnait des interviews qu’à ses amis.


Tu as dit qu’à cette époque, pour passer à la censure, tu devais utiliser tant de métaphores qu’après tu ne savais plus ce que tu avais voulu dire. Aujourd’hui il existe des millions de spécialistes de Chico Buarque, capables d’expliquer ce que toi-même tu ne comprends pas.

C’est très riche. Très souvent, ils comprennent au-delà de ce que j’ai voulu dire. Chaque texte que tu écris peut avoir de multiples interprétations. Parfois cela m’amuse, me divertit, mais parfois je ne suis pas d’accord. Maintenant, il y a vraiment des chansons faites à l’époque qui ont une signification énorme. Je ne me souviens pas toujours ce que je voulais dire par telle ou telle phrase. J’écoute, je lis et je ne comprends pas. Alors je me dis, « je devais vraiment avoir la tête à l’envers pour écrire ça. » A cette époque il y avait un sens quelconque qui s’est perdu. Tous ces sens sont éphémères, la musique reste. Ce qui est écrit ne disparaît pas. Il faut y faire très attention. Je ne regrette pas d’avoir écrit ce que j’ai écrit, mais beaucoup de choses sont restées datées, parce qu’elles étaient liées à des épisodes ponctuels, dans un contexte spécial. A ce moment-là, je ressentais le besoin de répondre à ce qu’il se passait, comme celui qui aujourd’hui fait une chanson sur une information parue dans le journal, mais qui demain sera déjà dépassée. C’est donc une période de ma vie au cours de laquelle l’engagement, l’activité politique du citoyen, s’est superposé à l’art, n’est-ce pas ? Et ça parfois, je trouve que ça en valait la peine.


A ce qu’on dit, pour vingt de tes chansons, il n’y en avait que deux qui passaient. Où sont les autres ?

Il y a là une grosse exagération, parce que certes beaucoup de mes chansons ont été interdites, mais j’ai pu en réutiliser une grande partie. Soit je changeais un peu les paroles et je les renvoyais sous un autre nom. Il y avait aussi le cas des chansons qui n’étaient que partiellement censurées : alors un avocat de la maison de disques se rendait à Brasilia pour tenter de trouver un accord avec la censure. Ce n’était pas qu’une querelle entre un artiste et la police, cela portait préjudice à toute l’industrie du disque.

Par exemple, la censure préalable a autorisé Apesar de você. Quand il est sorti, le disque s’est bien vendu, est passé à la radio, et la police s’est ravisée et l’a interdit. C’était illégal, au sein même de l’illégalité que constituait la censure préalable, mais institutionnalisée. Ils ont confisqué tous les disques. Maintenant mets-toi à la place de la maison de disque, qui était hollandaise, qui reçoit un rapport là-bas en Hollande et qui vérifie ses comptes. « Tel disque est sorti en janvier et s’est vendu à 100 000 exemplaires. En février, il ne s’en est pas vendu un seul. » Comment est-ce possible ? Il y avait quelque chose d’anormal. Comment expliquer ça à un Hollandais ?

Il n’y avait pas que mes propres intérêts en jeu. Quand l’entreprise voulait lancer un de mes disques, l’avocat allait les rencontrer et ils débattaient, ils débattaient. Parfois il m’appelait et me disait « Chico, si tu changes tel mot, la chanson passe. » Alors je lui disais de rappeler dans une demi-heure. La Samba de Orly a deux vers modifiés, je crois (il chantonne) « pede perdão, pela duração… » (trad : demande pardon, pour la durée…).


C’était pas « pela omissão um tanto forçada » (pour l’omission un peu forcée)?

C’est ça, “pela omissão um tanto forçada”. Cette partie était de Vinícius (de Moraes). C’est là que j’ai retouché en écrivant « pede pardão pela duração dessa temporada » (demande pardon pour la durée de cette saison).


C’était la seule phrase que Vinícius ait écrite pour cette chanson, n’est-ce pas ?

(Rires) Non, il y en avait d’autres. J’ai écrit la plus grande partie des paroles, mais il a fait plus d’une phrase. Il existait un échange de bons procédés entre nous.


Cette époque a-t-elle inspiré la production musicale brésilienne ? Trouves-tu que depuis la production s’est appauvrie ?

Non, je crois que c’est nous qui écrivions beaucoup de chansons en ce temps-là. Aujourd’hui je ne compose plus la même quantité de musique que quand j’avais vingt ans. Cette envie d’arriver à la maison et de jouer de la guitare, cela change avec le temps. Mais cela n’a rien à voir avec la censure, au contraire. Je n’avais jamais vraiment fait le calcul, jusqu’à ce qu’un jour on fasse mon songbook et là on voit que quand sont arrivées les plus rudes années de censure, 72, 73 et 74, les chiffres de la production chutent. La censure a été officiellement abolie par Fernando Lira, le ministre de Sarney, en 85 je crois. Mais elle s’est affaiblie dès l’élection du président Geisel. Je n’exclue pas que lors des conversations entre la police fédérale et les maisons de disques il y ait quelques échanges de faveurs. Je ne peux pas l’affirmer mais c’était bizarre. Il y avait une familiarité, une amitié bien plus importante qu’aux temps de la censure sévère.


A cette période, de nombreux artistes avaient une position plus engagée. Crois-tu que l’artiste doive jouer un rôle dans la dénonciation sociale ?

Je ne crois pas que l’artiste doive jouer le moindre rôle. Il accomplit ce qu’il estime lui incomber. Il ne doit rien faire par obligation, ou devenir le porte-voix de quelque chose. Je veux bien croire que sous la dictature l’artiste ait tenu un rôle plus important, mais pourquoi ? Justement parce que la presse était censurée, parce que les partis politiques étaient supprimés. Aujourd’hui ce problème ne se pose plus.

Les gens me demandent : pourquoi vous ne dites jamais de mal de Lula dans vos interviews ? Je n’en dis pas parce que cela deviendrait presque redondant. Je disais du mal du gouvernement à l’époque où Globo (le plus grand groupe de médias au Brésil) n’en disait pas.


Pour nous, qui travaillons dans la communication, il a toujours existé une critique virulente contre les médias de masse du Brésil. Crois-tu qu’il existe un projet cruel pour abrutir les Brésiliens ?

Non, je crois en aucune théorie conspirationniste et je ne suis pas paranoïaque. Maintenant c’est la question de l’œuf et de la poule. On ne sait pas exactement. Les moyens de communication vous diront que c’est la faute de la population, que c’est elle qui veut voir ces programmes. Ok, TV Globo est installée au Brésil depuis les années 60. C’est le fait que la Globo soit si puissante, qui est nocif. Il ne s’agit pas d’un monopole, je ne réclame pas la fermeture du groupe. C’est Globo qui soulève cette possibilité en comparant le gouvernement de Lula à celui de Chavez. C’est exagéré.


Penses-tu que les médias attaquent Lula injustement ?

Ce n’est pas toujours injuste, il n’y a pas de chasse aux sorcières. Mais il y a une mauvaise volonté en ce qui concerne le gouvernement de Lula qui n’existait pas avec le gouvernement antérieur. A vrai dire je n’ai jamais vu aucun gouvernement autant bombardé par les médias que celui de Lula. Mais à leur grand désespoir, ces attaques ne provoquent pas la chute de popularité du président. Au contraire, elle augmente. Je crois plutôt que ça fait un contrepoids.


Après être enfin arrivé au pouvoir, Lula a collaboré avec la fine fleur de la corruption brésilienne, comme José Sarney ou Jader Barbalho. Crois-tu que cela ait un peu affaibli l’espoir politique du pays ?

Sans aucun doute. Pour arriver là où il est, Lula a eu besoin de former ces alliances. Il ne peut pas gouverner sans le PMDB (Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, le parti le plus important du Brésil), c’est impossible. Je pensais, il y a longtemps, qu’il serait possible d’allier le PT (Parti des Travailleurs, auquel appartient Lula) au PSDB (Parti de la Démocratie Sociale Brésilienne). Je me rappelle de la première élection de Fernando Henrique, quand il a battu Lula. Je disais que le Brésil avait beaucoup de chance de les avoir pour candidats. J’ai voté Lula, mais je trouvais que l’élection de Fernando Henrique était déjà une réelle avancée, et elle l’a été. Mais pour être élu, il a dû s’allier au PFL (Parti du Front Libéral, remplacé par les Démocrates en 2007). Il a alors choisi le PT comme grand adversaire. L’origine de ce désaccord se trouve à São Paulo, où le PT et le PSDB se disputent encore.


Et que penses-tu de la récente interview de Caetano Veloso, dans laquelle il a critiqué Lula puis a fini désavoué par sa propre mère ?

Nos mères soutiennent beaucoup plus Lula que nous. Mais je ne suis pas du PT (Parti des Travailleurs), et je n’ai jamais été lié au PT. Peut-être lié d’une certaine manière, puisque je connaissais Lula avant que n’existe le parti, à l’époque du mouvement des métallurgistes, des premières grèves. A cette époque il y avait une participation politique beaucoup plus ferme et nécessaire qu’aujourd’hui. J’avoue que je voterai pour Dilma parce que c’est la candidate de Lula et que j’aime Lula. Mais entre Dilma ou Serra, il n’y aurait pas une énorme différence. Cela ne changera pas trop de la ligne tracée jusqu’ici. D’ailleurs il n’y a pas beaucoup de marge. Les deux devront faire des alliances sans intérêt. Et ils formeront un gouvernement qui, dans la mesure du possible, sera une continuation de ce qui a été fait jusqu’à maintenant. A l’image du gouvernement de Lula qui, dans un sens, a été une continuation du gouvernement de Fernando Henrique.


C’était vraiment une continuité ?

En matière d’économie, oui. Il a maintenu les lignes principales de Fernando Henrique, dès l’instant où il a placé Henrique Meirelles à la tête de la Banque Centrale, la où le plus juste serait d’avoir quelqu’un comme Aloísio Mercadante ou Guido Mantega. Ils ont choisi Meirelles, qui était lié aux tucanos (trad : toucans - n.r : les hommes politiques du PSDB sont appelés les toucans, en référence à l’animal mascotte du parti), pour se maintenir dans la ligne tracée par Fernando Henrique.

Je crois que Lula a pris des mesures intelligentes. Il a su mieux gérer les crises. Bon, on entre dans le domaine économique qui n’est pas vraiment ma spécialité. Je parle en profane. Sinon, à part ça, il a instauré les programmes sociaux, qui d’une certaine manière sont la continuité des programmes de Fernando Henrique ou de Ruth Cardoso (n.r : l’ex-première dame). Bolsa Família (trad : Bourse Famille) ainsi que d’autres programmes sociaux ne formaient pas une rupture mais une amélioration.


Tu as apprécié Fernando Henrique en tant que président ?

Je trouve que son premier mandat était bon. Mais il a lui-même entaché son image avec l’affaire de sa réélection, c’était une erreur de le faire de cette manière. Surtout de changer la règle du jeu. Nous, qui jouons au foot, savons que ça ne se fait pas. Et tout le monde sait que l’argent a circulé pour faire passer cet amendement constitutionnel, et ça a été un scandale énorme. Fernando Henrique en paie le prix. Il est difficile de toucher à la réélection. Qui va changer la loi en risquant d’endommager son propre intérêt ? Cela complique tout, en effet ce n’est plus une question de principes. En finir avec la réélection, qu’est-ce que ça signifie ? En 2014, untel ne se représente pas, alors ça va bénéficier à qui ? Qui est-ce que ça intéresse un tel changement ?


Qu’as-tu écouté dernièrement ?

Je prends rarement le temps d’écouter de la musique. Je suis déjà tellement imprégné de musique, que j’ai l’impression que plus rien de passe. En vérité, quand je suis malade, j’en écoute. D’ailleurs j’ai entendu le disque des Terça Feira Trio, de Fernando Cavaco, et ça m’a plu. Je n’avais jamais vu ni entendu de groupe comme celui-là. Il y a à la fois beaucoup de délicatesse et d’humour.

Mais je n’ai pas besoin d’écouter de la musique dans la phase de création de la mélodie ou des paroles. Quand je passe à la dernière étape du processus, celle de l’enregistrement, là oui j’entre en contact avec des musiciens qui ont un autre type d’information. Qui peuvent aller jusqu’à donner une sonorité plus contemporaine à cette musique. Je peux assimiler ou rejeter tout ça. Je ne veux pas faire un disque guitare-voix, je ne suis pas un puriste. Je l’accepte, mais je n’ai pas besoin que cela fasse partie de mon processus de création, et je ne crois d’ailleurs pas que l’écoute de quelque chose maintenant, à cet instant de ma vie, change quoi que ce soit à ce processus. J’ai beaucoup de choses à dire sous forme de musique et de paroles. C’est la finition qui est soumise aux influences et aux ajouts. Ils sont les bienvenus.


Et comment vois-tu la production musicale actuelle ? La crise de l’industrie phonographique, le pouvoir d’internet, le format numérique.

Je ne comprends rien à tout ça, mais je demande aux gens. L’autre jour Carlinhos Brown m’a dit « maintenant le disque c’est fini. Le disque ne sert plus qu’à monter des spectacles ». Au point que les maisons de disques s’intéressent désormais à l’organisation des spectacles. Les choses se sont inversées : avant tu faisais un concert pour vendre ton disque, maintenant tu fais un disque pour vendre ton concert.

Je n’ai pas encore vécu ça parce que ma situation a stagné. Pendant longtemps je n’ai fait qu’écrire, et je n’enregistre plus depuis cinq ans. Mais je ne sais déjà pas comment va se passer mon prochain disque. Je ne sais même pas s’il y aura un disque. Je recommence à faire de la musique, mais je ne sais pas si les titres ne sortiront que sur internet, ni même dans quel format.


Mais tu vas faire une tournée ? D’ailleurs prends-tu toujours plaisir à monter sur scène ?

En ce qui concerne la tournée, je ne sais pas. Peut-être y en aura-t-il une, si j’en ai vraiment envie. J’aime la scène, mais les tournées sont très fatigantes. Voyager, dormir à l’hôtel, prendre l’avion, attendre à l’aéroport. Ça me fatigue un peu.

J’aime le contact avec les musiciens, les répétitions. Mais ce qui est embêtant c’est que tu passes ton temps en service. Tu fais une tournée, et tes journées sont compromises parce que tu ne peux pas faire tout ce dont tu as envie. Tu ne peux pas jouer au foot parce ce que ça fatigue la voix, tu ne peux pas manger de produits laitiers parce qu’ils produisent du mucus, tu ne peux pas boire une bière parce que ça va te faire du mal. Je n’aime pas ça.


Tu as un studio chez toi ?

Non, je suis nul. Pour te donner une idée, pour mon dernier disque, qui ne date pas tant que ça, j’enregistrais mes chansons sur une bande cassette pour l’envoyer à l’arrangeur, parce que chez moi j’avais encore un magnétophone à cassettes. Maintenant ce n’est plus possible, alors j’ai appris à enregistrer sur un truc de ce genre (il désigne un iPhone). Mais je ne sais pas encore comment on passe de ça à l’ordinateur, pour envoyer le mp3 par internet. Je n’ai pas encore appris parce que je n’en ai pas encore eu besoin, mais en temps voulu je vais le faire.



Pour reparler de Mano Brown, il a une question pour toi : « pourquoi Caetano Veloso fait partie de la MPB (Musique Populaire Brésilienne) et pas Bochecha (n.r : un musicien funk de Rio) ? »

Je crois que Bochecha en fait partie. Et d’ailleurs ce n’est pas nous qui avons inventé cette histoire de MPB. Je trouve même le nom assez antipathique. Je n’ai jamais dit à un de mes amis « allez, on va faire une MPB à la maison ? ». C’est les journaux qui l’ont inventée, qui ont créé cette marque. Mais je ne sais pas jusqu’où va la MPB, où se situe la samba, il faut le demander aux journalistes qui l’ont créée. Ça n’a rien à voir avec moi.


Le Brésil est l’un des rares pays où on consomme plus de musique nationale qu’étrangère. Tu crois que c’est en lien avec toute cette diversité, qu’on s’auto-suffit au niveau de la création, ou bien que c’est un reflet de la faible diffusion de ce qu’il se passe dehors ?

Je ne le savais pas. Il y a beaucoup de musique étrangère diffusée au Brésil. Toutes ces gens, comme Beyoncé, ils arrivent au Brésil et ils te remplissent des stades de foot. Le Brésilien n’est pas xénophobe. Et la musique brésilienne n’a pas besoin qu’on la défende, elle est très riche, très variée. Il n’y a pas ce truc de dire que le sertanejo (habitant du sertão, zone semi-aride très vaste, située au nord-est du pays, à faible densité de population) occupe trop d’espace. Cette lamentation est très agaçante. « Ah, il faut enseigner la musique dans les écoles. » Je trouve ça très agaçant. Rendre ça institutionnel, obligatoire. Il y a de la place pour tout le monde, comme il y a un espace de création immense. Il y a une variété dans notre musique, beaucoup de cultures.


La musique française t’as-t-elle influencé d’une manière ou d’une autre ?

J’en ai beaucoup écouté. Dans les années 50, quand j’ai commencé à écouter de la musique, les radios passaient de tout. Beaucoup de musique brésilienne, américaine, française, italienne, de boléros latino-américains. Ma mère était folle d’Edith Piaf mais je suis incapable de dire si Piaf m’a influencé. Mais j’en ai beaucoup écouté, comme j’ai beaucoup écouté Aznavour.

Celui qui m’a beaucoup touché, c’est Jacques Brel. J’avais une tante qui a vécu toute sa vie à Paris. Elle m’avait envoyé un petit disque bleu, un double disque avec Ne me quitte pas, La valse à mille temps, quatre chansons. J’écoutais ça en boucle. C’était peu de temps avant la bossa nova, qui m’a définitivement attiré vers la musique et m’a poussé à jouer de la guitare. Ses paroles sont restées ancrées en moi.

J’ai rencontré Jacques Brel plus tard au Brésil. J’enregistrais Carolina et il est arrivé dans le studio avec mon éditeur. Je suis resté bouche bée, je ne croyais pas que c’était lui. Alors j’ai été lui raconter cette histoire, que je le connaissais depuis ce fameux disque. Il a dit « oui, ça fait longtemps ». Ce petit disque devait dater de 55 ou 56. Je l’ai rencontré en 67. Puis, bien plus tard, j’ai assisté à la comédie musicale L’homme de la mancha, et un jour il était au café en face du théâtre. Je l’ai vu assis, je l’ai regardé, il m’a regardé, mais je n’ai pas su s’il avait croisé mon regard par hasard ou s’il m’avait reconnu. Je me suis dégonflé, je ne voulais pas l’embêter. Il était là-bas, tout seul, je ne voulais pas l’ennuyer. Mais c’était un grand homme. J’aimais beaucoup ses chansons. Je les connaissais toutes.


Jacques Brel a composé l’une des meilleures descriptions de la souffrance par amour, avec Ne me quitte pas : « laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien », mais je trouve que personne n’a jamais aussi bien dressé le portrait de la douleur amoureuse que toi dans Pedaço de mim. D’où cela t’es-t-il venu ?

C’était quelque chose de très violent. J’ignore pourquoi j’ai écrit certains passages de cette chanson. C’était une époque terrible, une époque de dictature. C’est une chanson d’amour, mais qui décrit une douleur presque physique. C’étaient des paroles de dictature.


C’est une chanson que je zappe quand je ne vais pas bien.

Moi aussi (rires).


En parlant de rencontres extraordinaires, tu as fait une photo avec Bob Marley. Comment ça s’est passé ?

C’est à cause du football. Il s’est rendu au Brésil quand une maison de disque appelée Ariola s’y est installée, en signant des contrats avec quelques artistes brésiliens, moi y compris, et a organisé une fête d’ouverture. Bob Marley y était. Je ne me souviens pas s’il y a eu un spectacle, je ne me souviens de rien. Je ne me souviens que du football. J’avais déjà un petit terrain et on s’est dit « allons là-bas faire quelque chose pour la maison de disque ». Echanger quelques balles, organiser un barbecue, Bob Marley voulait jouer. Et on a joué, on a créé une équipe de Brésiliens contre lui et ses musiciens. Ils couraient comme des dingues.


Vous avez fumé un pétard ensemble ?

Non. Cette fois-là je n’ai pas fumé.


En parlant de ça, trouves-tu que la répression à l’encontre de la consommation de drogues au Brésil soit exagérée ?

Elle est très exagérée. Je suis en faveur de la dépénalisation de toutes les drogues, je l’ai d’ailleurs chanté dans mon dernier album, « maconha só se comprava na tabacaria e drogas na drogaria » (trad : la marijuana ne s’achetait qu’au bureau de tabac et les drogues à la droguerie). Sous ordonnance médicale bien sûr, comme avant. Autrefois, dans les années 20 et 30, la cocaïne s’achetait en pharmacie.

Quand j’étais un jeune étudiant, j’achetais ma boulette – on appelait ça une boulette – sans ordonnance, sans rien. J’achetais du Dexamil, c’était hyper violent, des amphétamines pures, ça maintenait l’étudiant réveillé. Aujourd’hui, il y a un très bon contrôle pour ce type de drogues. Comme pour les calmants et les anxiolytiques. Je pense qu’il est nécessaire d’avoir une ordonnance médicale pour ce type de médicaments, comme pour la cocaïne. Par contre, pour la marijuana, je ne vois aucune raison de pratiquer une telle répression. Je ne crois pas que les dégâts causés à l’organisme par la marijuana soient pires que ceux du tabac ou de l’alcool. Je ne vois pas à qui ça profite, à part aux trafiquants.


Y a-t-il eu une rencontre qui t’ait marqué ?

Quand est apparue la bossa nova, j’ai tout lâché. Jusqu’alors j’écoutais de tout, j’imitais Elvis Presley, je chantais Only You des The Platters, je dansais le twist, mais quand a débarqué la bossa nova, j’ai renié jusqu’aux anciennes sambas. Il se trouve que j’avais rencontré Vinícius chez mon père, dont c’était l’ami. Mais je ne connaissais ni Tom (Jobim), ni João Gilberto. Je ne les ai connus que tard parce que j’habitais à São Paulo. Mes amis de Rio se retrouvaient souvent chez Vinícius, mais pas moi. Je les croisais parfois dans un théâtre, et je passais pour un imbécile en essayant de faire les accords. Je les apprenais en écoutant le disque, mais je les apprenais faux, tentant de positionner mes doigts de manière à créer un son semblable. Alors que Edu Lobo, qui est à peine plus vieux que moi d’un an, connaissait déjà tout le monde, et pouvait regarder comment se faisaient les accords. J’ai connu João Gilberto bien des années plus tard, quand il s’est marié avec ma sœur. Et Tom Jobim, c’était encore après et nous sommes restés bons amis. Hey, connaître Tom Jobim c’était tout pour moi.


Et ta reconversion en écrivain, tu la vois comme un instant T de ta vie, c’était un objectif ?

Ce n’est pas récent. Depuis environ vingt ans j’ai écrit quatre romans et je n’ai pas arrêté de faire de la musique. J’ai réussi à alterner les deux tâches, sans que l’une n’interfère avec l’autre.

J’ai commencé à essayer d’écrire mon premier livre parce que je sortais d’une année terrible. Je ne faisais pas de musique, et j’avais l’impression que je n’en ferais plus, alors j’ai voulu tenter autre chose. Et ça a été une bonne chose, ça m’a nourri d’une certaine manière. J’ai terminé mon livre et j’ai eu envie de retourner à la musique. Je le désirais vraiment, et le disque suivant était une énorme déclaration d’amour à la musique. Il commençait avec Paratodos, qui est un hommage à ma généalogie musicale. Et il y avait cette samba (il chantonne) « pensou, que eu não vinha mais, pensou » (tu as pensé, que je ne reviendrais pas, tu as pensé). J’étais revenu vers la musique, c’était le bonheur. Maintenant que j’ai terminé d’écrire mon dernier livre il y a près d’un an, j’ai envie d’écrire de la musique. Ça prend du temps, c’est compliqué. Parce que vous ne pouvez pas finir l’un pour aller directement vers l’autre. Parce qu’on oublie, il y a un temps d’apprentissage et un temps de désapprentissage, pour que la musique ne soit pas contaminée par la littérature. Alors je dois quasiment réapprendre à jouer de la guitare. Je suis resté pas mal de temps sans jouer, mais c’est bien. Quand ça revient, c’est frais. C’est la suite de ce que je faisais avant. C’est avantageux pour les deux choses. Pour la littérature et pour la musique.


Tant dans Embrouille que dans Leite derramado le lecteur a une certaine difficulté à séparer la réalité de l’imaginaire. Toi aussi, comme tes personnages, tu dérapes entre ces deux réalités ?

Moi ? Tout le temps, même maintenant je ne sais pas si tu es vraiment là ou si je suis en train de t’imaginer. (Rires)

Complètement. Je vis le personnage tout le temps. J’entre dans ses pensées. J’acquiers certaines de ses manies. Tu peux ne pas cautionner, mais il arrive un moment où il faut créer une empathie ou une sympathie. Tu crées une identification. Et quelque chose de moi se retrouve dans ses gênes, certaines situations, un certain malaise, ne pas savoir vraiment si tu es réel, si tu es en train de vivre ou de rêver une situation. Par exemple, quand nous avons gagné 10-1 (référence au match que nous avions joué 3 jours auparavant), je suis sorti du terrain j’ai dit : «je crois que j’ai rêvé. C’est impossible que ça soit arrivé. » (Rires)



Es-tu un fanatique de foot ?

Je ne suis fanatique de rien du tout. Mais je prends beaucoup de plaisir à jouer au football, à assister à un bon match, que ce soit mon équipe qui joue ou pas. Quand c’est mon équipe qui joue bien, c’est encore mieux, parce que je peux les supporter. En ce moment au Brésil, il y a les matchs de Santos.

Mais je vais moins dans les stades. Ça ne me dérange pas de marcher dans la rue, mais quand tu te rends à certains endroits il faut être coiffé, être préparé à donner des interviews. D’ailleurs je suis en train de donner la dernière (Rires). Elle est exclusive. Je l’ai faite pour Brazuca et pour personne d’autre. Je veux voir les gars jouer au foot, alors je regarde la télé. Et quand je ne suis plus en train d’écrire, alors je la regarde beaucoup.


Est-il vrai qu’un jour Pelé a appelé chez toi, en regrettant les scandales politiques au Brésil, et qu’il a dit « et oui, Chico, comme le dit ta chanson : ‘se gritar pega ladrão, não fica um meu irmão’ (si on crie attrapez le voleur, il n’en restera pas un, mon frère) » ?

C’est vrai. (Rires). Je lui ai répondu « génial Pelé, mais cette musique n’est pas de moi ». Pelé est un personnage important. On a enregistré une émission ensemble. On s’est beaucoup amusés. J’ai rencontré Pelé quand je faisais de la télé à São Paulo, sur TV Record, et que j’ai déménagé à Rio. Les artistes étaient hébergés à l’hôtel Danúbio, à São Paulo. Le même où l’équipe de Santos séjournait. Alors j’ai rencontré Pelé à l’hôtel. Et à chaque fois qu’on se voit c’est pareil, je ne veux que parler de foot et lui de musique. Il adore faire de la musique, chanter, composer. Si ça ne tenait qu’à lui, Pelé serait compositeur.


Et toi, tu troquerais ton passé de compositeur pour celui d’un footballeur ?

Oui, mais pour celui d’un bon joueur, qui pourrait participer à la coupe du monde. Le pack intégral. Un joueur moyen, là non.


Tu es plus passionné par le Fluminense ou par la sélection brésilienne ?

Dernièrement la sélection brésilienne ne m’a pas vraiment embarqué. C’est étrange parce que je ne vois pas grand monde assister aux entraînements de la sélection. Même pour les phases de qualification, les gens ne vibraient pas tellement avec cette équipe de Dunga. Mais d’un autre côté, ils sont en train de tout gagner, ils se sont bien qualifiés. Et quand mon équipe est vraiment mauvaise, je ne vais pas les voir non plus. Je ne suis pas de ces fanatiques qui les suivent jusqu’en troisième division. J’aime le bon football.


Quelles ont tes idoles au football ?

Pelé, Pagão, Garrincha… Je parle de ceux-là parce que c’était l’époque où j’étais plus mordu de football et je voulais devenir joueur. J’avais 12, 13 ans, j’habitais près du stade Pacaembu, alors j’assistais à tous les matchs. Quand je n’avais pas d’argent, je savais que dès que commençait la deuxième mi-temps ils ouvraient les portes, alors je rentrais gratuitement. Et ça a coïncidé avec la saison où est apparue la grande équipe de Santos, en 55. Je ne suis pas supporter de Santos, ma mère m’a fait devenir Fluminense. Mais Santos jouait souvent au Pacaembu, et j’ai vu naître l’équipe, avant même l’arrivée de Pelé. Quand il est arrivé, c’était la cerise sur le gâteau. Il y avait déjà l’ancien Jair, il y avait Pagão, Pepe, les frères Ramiro et Álvaro. C’était énorme. Et juste après sont arrivés Edu, Coutinho, il y avait Del Vecchio, Vasconcelos, Titi, et après Pepe. Je suis tombé amoureux de cette équipe de Santos, au point que j’ai été assister au Pacaembu au match Santos/Fluminense. Santos a gagné et moi je vibrais. Quelle merveilleuse équipe!

En ce temps là, je voulais devenir professionnel. J’ai même été un espoir de la Juventus. J’avais ce rêve, cette passion pour le foot qu’on a jusqu’à ses 16 ans. Après c’est moins fort. J’allais encore beaucoup au Pacaembu. Et quand j’allais passer des vacances à Rio, je regardais le Fluminense contre Botafogo, surtout pour voir Garrincha. Mais c’est l’équipe de Santos qui m’a le plus enchanté.


Le Santos de 55 était même meilleur que le Botafogo de Garrincha, Zagalo, Nilton Santos ?

Je ne saurais pas dire s’il était meilleur. C’est l’équipe que j’ai le plus vue, qui m’a le plus fait rêver. Botafogo était une grande équipe, mais je ne m’en souviens pas bien. Il y avait Quarentinha qui marquait beaucoup de buts, mais je rappelle surtout de Garrincha. Nilton Santos, en effet, mais je ne faisais attention qu’aux joueurs d’attaque parce que je voulais être attaquant. J’aimais Nilton Santos quand il avançait : c’était nouveau, le poste d’ailier n’existait pas encore. Et Garrincha, c’était un cas à part. J’y allais pour rire. Je riais. Réellement, je n’invente pas.


Tu arrives à maintenir le rythme de trois fois par semaine ?

Quand je suis à Rio oui, trois fois par semaine. Le terrain où je joue a été ouvert en 79. Ça fait 31 ans qu’on se réunit là-bas. Beaucoup de gens ne jouent plus. De nombreux enfants de joueurs vont là-bas avec nous. Et maintenant (José Luís )Runco, mon médecin et celui de la sélection brésilienne, m’a obligé a acheter un siège pour faire des exercices. J’ai eu deux problèmes au genou, presque coup sur coup. Et il m’a dit que si je voulais jouer pour le restant de mes jours, je dois faire ce renforcement musculaire, fortifier la cuisse derrière et devant, pour ne pas surcharger le genou. Alors si je peux, j’irai jusqu’à 95 ans (rires).


Toquinho a déclaré dans une interview qu’il jouait beaucoup mieux que toi. Qui est le meilleur finalement ?

C’est le genre de question à laquelle ma modestie m’empêche de répondre. Il y a des témoins pour dire que son équipe est notre meilleure victime. Ça fait un moment qu’il ne joue plus, il ne faisait plus grand-chose sur le terrain (rires).

Le fait est que la dernière fois que je devais jouer contre lui, il n’est pas venu. Je crois qu’il a déjà raccroché les crampons. Mais son fils joue. Il a cette chance que je n’ai pas. Il a un fils qui joue, entraîné par le Corinthians. Rivelino m’a dit tenait de sa mère, il joue très bien (rires).


Tu as toujours l’intention de raccrocher tes crampons à 78 ans, comme tu l’as déjà dit ?

Non. J’ai déjà prolongé. C’était trop tôt. Maintenant je me laisse le champ libre. Si je peux, j’irai jusqu‘à 95 ans. (Rires)


Niemeyer (grand architecte brésilien) a 103 ans et travaille encore. Et non seulement il travaille, comme il a la réputation d’être toujours aussi obsédé. (Rires)

Il m’en a parlé. J’étais à la fête donnée pour ses 90 ans et il m’a dit : « l’important c’est de travailler et … (il fait un geste de la main, représentant les rapports sexuels) ». Ce sur quoi j’ai rétorqué « vraiment ? » et il m’a répondu « vraiment ».


En parlant de ça, Vinícius (de Moraes, autre grand personnage de la musique brésilienne, déjà nommé précedemment) a été marié 9 fois. Penses-tu que la passion soit indispensable à la création ?

Sans aucun doute. Quand tu débutes – il s’agit d’une expérience personnelle, qui ne permet pas de généraliser – tu fais de la musique un peu pour te trouver une femme. Et maintenant on invente l’amour pour faire de la musique. Si tu n’as pas de passion, tu en inventes une, pour qu’elle te rende euphorique ou qu’elle te fasse souffrir. A ce sujet Vinicius avait raison n’est-ce pas ? “É melhor ser alegre que ser triste... mas pra fazer um samba com beleza, é preciso um bocado de tristeza, é preciso um bocado de tristeza, senão não se faz um samba não” (Il vaut mieux être heureux que triste… mais pour faire une bonne samba, il faut un peu de tristesse, il faut un peu de tristesse, sinon on ne fait pas une samba).

Quand je dis que tu inventes des amours, tu souffres également pour elles. “E a moça da farmácia? Ela foi embora! Elle est partie en vacances monsieur!” (Et la jeune fille de la pharmacie ? Elle est partie ! Elle est partie en vacances monsieur !). Et tu ne la reverras plus jamais. Ça donne une impression de solitude. Je suis un peu caricatural, mais ces choses-là arrivent. Tu tombes sous le charme d’une personne vue à la télé, à partir de là tu crées une histoire et tu souffres. Puis tu deviens heureux et tu écris des musiques.


Pour terminer, si tu devais écrire une lettre à ton cher ami aujourd’hui, que lui dirais-tu ?

Reviens, parce ce que les choses s’améliorent !


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1 commentaire:

boebis a dit…

merci pour cette interview passionnante de cet artiste merveilleux.